CÉCILE EN MER

Une ruelle large comme une lame de couteau… Tout au bout, un port, le cliquetis des mâts dans le vent du matin. Le reflet des bateaux sur l’eau, des pêcheurs à la criée. La méditerranée , belle et bleue. Comme sur les cartes postales. Bouffée d’air, brin de nostalgie. Entrée en douceur au cœur de La Ciotat. Un cœur qui a menacé de s’arrêter, qui a résisté, s’est battu au ralenti pendant des années, ce cœur qui semble vouloir reprendre un rythme de vie.

Le cœur, le port. Au pied des grues géantes, témoins des rêves d’antan, des ateliers en pleine activité. Ici, on construit. Bien sûr, il n’est plus question de paquebots ou de cargos, mais tout de même de bien jolis bateaux qui peuvent faire le tour du monde, affronter les flots, les courants et les tempêtes…L’apparition de Monaco marine et des moteurs Baudoin dans le décor n’est pas pour déplaire.

Sur le port donc, on respire, La Ciotat reste ouverte sur le monde. La ville a évité le pire : le repli sur soi, la frustration, la mort par extinction des feux…

Figure de proue de cette renaissance Alain Gabbay, un navigateur hors pair qui répare les bateaux des autres, en construit sur commande, presque toujours à la mesure de ses propres défis. Nul besoin de le présenter plus, tout le monde connaît l’ancien Président du salon nautique.

C’est moins vrai de Cécile Poujol, sa jeune protégée, celle pour qui Gabbay a accepté de se retrousser les manches et de se lancer dans la construction d’un petit bijou à fendre les flots alors que le budget n’est pas bouclé. Grâce à Alain qui fait les présentations, c’est à l’histoire de Cécile que nous allons prêter attention.

Entre ces deux personnages, il y a une passion commune… Et peut-être, au fond, est-il question de passage de témoin. Cécile est une provençale, une fille de la méditerranée, comme Alain, elle a osé caresser les rêves les plus fous. Lui a concrétisé. Elle, démarre. Et fonce déjà. Objectif affiché, la préparation de la Route du Rhum. On ne peut s’empêcher de penser à l’Autre, Florence la marseillaise, celle qui s’est fait connaître en chantant victoire à la fin de cette même course. C’était en 1990…Il est des signes qui donnent envie de croiser des doigts.

Cécile n’a que vingt-quatre ans, mais déjà une jolie trajectoire. Faite à coups de tête et de poings serrés. Une histoire à raconter toute voile dehors…Brève remontée dans le temps.

Au tout début donc, il était une petite fille de huit ans qui faisait du dériveur comme d’autres d’enfants de son âge. Avec juste un peu plus de persévérance et de plaisir, mais personne dans son entourage ne la pousse à se jeter à l’eau, c’est elle qui choisit de se laisser entraîner par les flots. Adolescente, elle assume pleinement, part à l’école de voile des Glénans,, apprend à se jouer des vents et des marées, rentre au pays, bosse chez un oncle agriculteur pour se payer le stage suivant, passe un soir de noël à se geler au large des côtes de Sète, tombe sur la drôle d’équipe de « Voile impulsion » une école de l’Estaque qui accueillent handicapés sociaux, moteurs, physiques. C’est le premier grand tournant.

Cécile donne de son temps jusqu’à épuisement, mais elle retire de cette expérience une leçon de vie qu’elle mûrit longuement. La mer n’est pas seulement sport, épreuve physique, défi solitaire, c’est aussi un univers qui permet la rencontre, favorise le dépassement de soi, élargit le champ de vision. La jeune « bénévole – apprentie » en redemande. S’obsède au point de passer son bac en candidate libre et l’obtient entre deux balades dans les calanques.

Le diplôme en poche, elle file à nouveau vers la Bretagne et entre à l’Ecole nationale de voile. Un an plus tard, Cécile est certaine d’avoir trouvé sa voie… Pas encore tout à fait les moyens de voler de ses propres voiles, mais c’est un détail. Quand il faut de l’argent, elle est capable d’aller se perdre au fin fond des lagons polynésiens en compagnie de richissimes « croiseurs ». Et pour contrebalancer l’ennui que lui procure ce genre de compagnie maritime, elle alterne avec des croisières plus rudes, en compagnie de malades du Sida, par exemple. Des équipiers avec qui la relation ne se cantonne pas à l’apprentissage des nœuds marins…

Les années passent, les courses s’enchaînent. Loin, toujours plus loin. Seule, ou en compagnie. Avec des marins aguerris, des équipes de fortes femmes. Pas de premières places, mais un palmarès et des destinations, comme le Brésil ou l’Equateur, qui font envie … Elle, se souvient surtout de l’Irlande et de ces hallucinations qui l’ont surprise en pleine nuit à cause du manque de sommeil. Des gens prenaient son bateau d’assaut. N’étant plus « seule », elle a fini par s’assoupir. Au réveil, la « solitaire » s’est juré de travailler sa relation au repos de l’âme…

Comme Cécile n’a rien de la riche héritière, on lui demande comment elle a pu financer ce genre d’aventure. Elle sourit, évoque les tee-shirts dessinés par sa sœur et qu’elles vendent ensemble sur les marchés, les mois passés à bosser dans une conserverie de sardines… La liste de mariage bidon avec en guise de pièce montée une voile à plusieurs milliers d’euros. Des recettes honorables, mais qui ne suffisent pas à couvrir les « folles » dépenses des expéditions entreprises du genre Minitransat, Route des îles, Tour de France à la voile (dont elle a gagné cette année une étape).

Les dettes s’accumulent et Cécile jongle avec. Pas par insouciance, mais plutôt avec cette conviction chevillée au corps qu’il n’y a pas d’autres chemin pour parvenir à ses fins. Pas le choix donc, elle continue de rêver éveillée. Cette fois, il s’agit d’un soixante pieds. Un bijou, une petite fortune. La déraison absolue. Le projet prend corps, dans l’imaginaire de la têtue. Cécile pense à une entreprise de construction en Bretagne, échafaude mille et un plans de financements. Les raisonnements finissent tout de même par chanceler face à la réalité des chiffres…

Et puis, la chance sourit à notre demoiselle sans fortune… Enfin, c’est une façon d’écrire l’histoire. En 2003, sous la pression de certains coureurs et d’architectes maritimes, les organisateurs de course créent ce qu’ils appelle la « Classe 40 », une catégorie de bateau plus petits mais tout de même capables de rivaliser honorablement avec les géants des océans… C’est à ce moment précis des aventures de Cécile Poujol qu’intervient Alain Gabbay.

Le maître convainc l’aspirante au long cours de rapatrier ses rêves en méditerranée. Par affection pour la région bien sûr, mais aussi parce que les gamines de cette âge qui prétendent vouloir faire la Route du Rhum ne sont pas légion. Cécile peut très vite se faire remarquer. Ce n’est pas un détail pour qui veut – qui doit absolument- récolter des sommes colossales afin de bâtir ce voilier capable de l’emmener à l’autre bout du monde…

Dès le début de leur relation, Alain observe se démener comme une diablesse. Elle est déjà dans la course et il parie sur elle. Pour l’instant, il s’agit de convaincre les financiers, les sponsors, les banquiers, Philippot, l’architecte naval, pour qu’il gratte les plans sans garanti financière absolue. C’est plus complexe que de résister au sommeil, de maîtriser sa peur dans la tempête. Il faut développer cette capacité à boire des tasses en cascade sans jamais se noyer…C’est pas le Cap Horn, mais ça y ressemble.

Cécile sourit… Cécile séduit. D’abord, deux avocats spécialisés qui l’aident à concocter un argumentaire financier permettant aux particuliers de défiscaliser leur prise de risque à ses côtés, ensuite Hélène du Plessis, la belle amie, qui s’occupe de son image de marque, met en avant son âge, son genre. Dans la foulée, il y a aussi la directrice du département multimédia de la faculté d’Aix en Provence qui charge quatre étudiants d’animer le site : cecileenmer.com. Et puis tous les autres, le directeur de l’Office de la mer, l’entourage de Michel Vauzelle, France Gamerre adjointe aux affaires maritimes de la mairie de Marseille et Présidente de Génération écologie. Au quotidien, Cécile compte surtout sur sa propre famille qui est toujours là pour lui remonter le moral. Guy Roustang, le grand-père, économiste connu, fait bien sûr partie de la Belle équipe.

Tout ce joli monde se retrouve peu ou prou financièrement embarqué dans la future Route du Rhum. L’association Fifrelin – des amis- rassemble désormais 86 membres, des bienfaiteurs à hauteur de 15 euros. Ceux-là ont entrouvert le porte-monnaie à la mesure de leurs moyens, mais ne comptent pas le temps investi pour souffler dans les voiles de la Miss.

Il y a aussi depuis peu, la société « Routes du large », chargée d’engranger des parts à mille euros comme minimum. C’est elle qui doit trouver de quoi payer le bois, la main-d’œuvre et tout le reste dont Alain Gabbay à besoin. C’est elle qui doit donner envie aux partenaires financiers de miser gros et aux banquiers de couvrir…

Les sommes à réunir donnent le vertige et Cécile a de bonnes raisons d’en perdre le sommeil (il n’y a sûrement pas qu’elle d’ailleurs). Cela ne l’empêche pas de planifier les courses à venir pour rôder ce bateau qui échappe déjà aux plans de papier pour se transformer en planches de bois…( rôder signifie « casser ce qui doit l’être » et réparer au mieux afin d’être prêt pour la Route du Rhum dont Cécile sera en 2006 la seule participante féminine en 40 pieds, la catégorie pour la première fois la plus représentée )

Alain Gabbay est serein: « la construction du bateau est lancée personne ne peut plus reculer, il faut donc que ça marche ». Cécile, elle, est beaucoup moins sereine. Il lui reste tout juste un an pour concrétiser et si cette aventure devait sombrer, il lui faudrait dix vies pour rembourser les sommes engagées. D’où l’envie parfois de fuir au fin fond de la Cordillère des Andes et de se recycler dans l’ermitage. Un an de course folle…pour être sur la ligne de départ.

C’est cette première étape vitale de la Route du Rhum que nous nous proposons de suivre aux côtés de Cécile, l’espoir féminin de la Provence.

En 26’ minutes, Cécile nous garantit un rythme à donner le vertige. Nous la suivrons partout, ne la lâcherons jamais. Dans ses bras de fer financiers, ses passages sur le chantier, ses discussions sur plan avec l’architecte, ses mises au point médicales, météorologiques, ses séances de préparation physique à la gestion du sommeil, ses entraînements sur l’eau aussi bien sûr. Elle nous communiquera son énergie, son envie, et parfois aussi ses lassitudes… Nous serons avec elle et ses amis pour ces instants de relâchement, de réconfort, de rires et de défoulement.

Cécile rêve de course en solitaire, mais pour l’instant elle agit comme un capitaine de vaisseau parce qu’elle sait fort bien que l’on ne gagne jamais seul…Son aventure humaine, autant que sportive est également économique. Pour la région,Cécile est un symbole fort. Et son histoire personnelle la dépasse déjà… Derrière, il y a la renaissance maritime et portuaire d’un coin de Provence qui ne croyait plus guère en l’avenir.
C’est tout cela qui fait l’attrait de ce documentaire…

AUTEUR-REALISATEUR : JEAN-MICHEL RODRIGO.
IMAGES : LYDIA GOUGELET, MARINA PAUGAM
SON : DAVID SICOT, PHILIPPE DROUOT, P.ALAIN MATHIEU,S. DE MONCHY
MONTAGE : MARTINE ARMAND
PRODUCTION : EVELYNE JULY, JEAN MICHEL RODRIGO
COPRODUCTION : MECANOS PRODUCTIONS, FRANCE 3