Premiers ambassadeurs de l’intervention de la France dans un monde en proie aux désordres économiques, sociaux, militaires, écologiques, les French-doctors et autres Sans frontières ont fait de nombreux adeptes dans tous les corps de métiers. Alors que crise de l’emploi et désarroi moral déstabilisent des millions de jeunes, l’action humanitaire semble, en effet, devenue la seule aventure susceptible de pouvoir retenir encore leur attention. Mais ne devient pas agronome, nutritionniste ou démineur qui veut. Il nous a semblé indispensable que les jeunes aspirants au départ pour le Front des Tropiques puissent se faire une idée du quotidien de ceux qui les ont précédé. C’est l’objectif de cette série de portraits pris sur le vif. Sylvie l’agronome, Bernard le chef de chantier, Jérôme l’hydrologue, Didier le pompier, Pierre le prêtre, et Raphaëlle l’économiste, nous font partager leur passion de l’action mais aussi leur plaisir de la découverte d’univers profondément différents du leur. Chacun reconnaît avoir autant appris qu’enseigné et sans doute plus reçu qu’il n’a donné. Aucun ne prétend vivre en héros et leurs aventures semblent à la portée de tous. Des Parcours extra et ordinaires à la fois.
BERNARD
CHEZ LES MAYAS
Tour à tour convoyeur de véhicules dans le Sahara, contre-maître de chantiers dans les Emirats du Golfe, restaurateur au Libéria, ou animateur de banlieues explosives, Bernard a un jour eu envie de donner un sens à ses pérégrinations. A quarante cinq ans, il s’est donc recyclé dans l’action humanitaire.
Depuis trois ans, Bernard est logisticien pour le compte d’Enfants réfugiés du monde et participe à l’effort de reconstruction d’une des régions les plus ravagées du Guatemala après trente ans de guerre civile. À la tête d’une équipe d’ouvriers et d’enseignants, de chauffeurs et d’animateurs, il bâtit des écoles, distribue à manger, aide les enfants, traumatisés par la mort de leurs proches, à retrouver les chemins de l’équilibre intérieur.
En contact permanent avec d’anciens guérilleros redevenus paysans, avec des Indiens fiers d’avoir pu enfin -après cinq siècles de ségrégation – accéder à des postes de responsabilité politique, Bernard est surtout attiré par les vieux prêtres mayas qui lui ont entr’ouvert les portes d’un monde empreint de magie et de poésie.
Il lui arrive aussi de se laisser envahir par la nostalgie et de considérer que la solitude est un sacrifice démesuré.
DIDIER
ET LA CASERNE FRANCIA 3 DE LIMA
Pompier professionnel à l’aéroport de Chambéry, pompier bénévole dans son hameau de Haute-Savoie, pompier de jour comme de nuit… Pompier toujours et jusqu’à l’autre bout du monde. Didier est un obsédé du métier. Et c’est sûrement animé de cette même rage d’agir qu’une poignée de Français, immigrés au Pérou à la fin du XIX° siècle, ont fondé la caserne Francia 3 de Lima.
En 1986, lors de son voyage de noce, un collègue de Didier tombe sur les locaux délabrés de cette caserne aujourd’hui dirigée par des Péruviens mais qui entretiennent le souvenir de l’époque glorieuse de son principal fondateur, l’ingénieur De Lessep. Depuis, de Chambéry à Aix, en passant par Lyon et Paris, des pompiers se sont mobilisés pour redonner vie à ce lieu qui continue de symboliser l’espoir pour des dizaines de milliers d’habitants de la capitale péruvienne.
Didier et ses collègues passent donc désormais leurs vacances – et quelques congés sans solde- à former leurs homologues péruviens pour faire face aux catastrophes les plus graves : attentats terroristes, crash d’avions, incendies.
En parcourant les interminables bidonvilles qui ceinturent la capitale, Didier a également eu l’idée d’utiliser les camions-citernes pour ravitailler la population en eau potable. Dans la foulée il a été question de fonder des casernes au cœur des quartiers les plus défavorisés, d’ouvrir des infirmeries-pharmacies de fortune, de s’attaquer à la malnutrition. De jouer au pompier, au sens le plus large du terme…
PERE MARMILLOUD
DANS L’ENFER DES MINES DE POTOSI
Ce prêtre savoyard, installé sur les hauts-plateaux des Andes depuis vingt ans, est un personnage légendaire de la célèbre mine de Potosi.
Détaché par le diocèse d’Annecy pour prêcher auprès des « gueules noires », il s’est aussitôt fait embaucher par l’un d’entre eux et a passé six ans dans les galeries. Quelques milliers de chariots plus tard, il a tout de même été contraint d’abandonner : poumons et reins ne suivaient plus. Depuis, il consacre son énergie à soutenir le moral des « Palliris », ces femmes qui grattent au marteau les tonnes de déchets que rejette la mine pour en tirer de la poussière de minerai. C’est avec la vieille Doña Eusebia, en particulier, qu’il aime converser sur le sens de la vie, la place des hommes dans l’univers, les différences entre son Christ à lui et la Pachamama, la terre-mère que les Indiens vénèrent tant.
Pierre est profondément mystique, mais ne conçoit son engagement que dans l’action. Avec quelques-unes de ces femmes, obligées de se déguiser en homme pour avoir le droit de travailler il essaie des techniques d’extraction plus modernes et moins éprouvantes physiquement.
Pierre trouve toujours les mots justes pour dénoncer une situation sociale tellement intolérable qu’elle provoque chez lui, dit-il, des sentiments qui vont au delà de la révolte. En homme d’église, il parle d’état de grâce, en fils de paysan, il serre les dents.
JEROME
CHEZ LES TOUAREGS
À vingt-cinq ans, Jérôme était bardé de diplômes mais angoissé à l’idée de devoir affronter les entretiens d’embauche, les CV diffusés comme des tracts, le plan de carrière, la menace du chômage. Hydrologue de formation, il a donc délibérément ignoré la Générale et la Lyonnaise des eaux pour aller frapper à la porte d’Action Contre la Faim, qui l’a aussitôt envoyé au Vietnam, en plein pays de moussons. Quelques mois à patauger dans les rizières ont suffi à le rôder aux difficultés des tropiques… et Jérôme s’est retrouvé parachuté en plein désert touareg.
Là, il est chargé de trouver le moindre recoin où se cache l’eau, d’y creuser des puits et de favoriser l’essor de jardins maraîchers.
L’enjeu est vital pour les nomades et Jérôme reconnaît vivre dans l’angoisse de l’échec depuis qu’il mesure les conséquences de son travail. C’est dans cette région de Gao, en effet, que les Touaregs se sont révoltés pour défendre le droit de circuler librement… entre les points d’eau, sans avoir à en disputer l’utilisation avec les autres ethnies installées au nord du Mali.
Pour s’imposer dans un milieu endurci par des années de conflit, Jérôme a choisi la musique. Autour du Djembé, un instrument à percussion, il écoute les conseils de ses parrains nomades pour se repérer dans l’immensité du désert et médite déjà le proverbe Touareg selon lequel il existerait « des pays avec de l’eau pour que les hommes puissent vivre et des déserts pour que les nomades trouvent leur âme. »
SYLVIE
EN TERRE MALAGASY
Sylvie, 37 ans, fille de paysan ardéchois et thésarde en économie, l’allure sérieuse et la dégaine baroudeuse, s’est installée au sud de Madagascar, une région réputée pour la beauté étrange de ses paysages et pour les désastres écologiques qui menacent perpétuellement ses habitants. Là, elle représente la FAO et a pris la tête d’une croisade contre la malnutrition qui mobilise une multitude d’énergies locales mais aussi étrangères.
Sylvie refuse le terme d’intellectuel pour qualifier son travail, déteste la notion d’expert, si souvent employés dans les institutions, préfère de loin se présenter comme une passionnée. Une entêtée aussi qui refuse d’abdiquer devant la fatalité.
Sylvie passe donc le plus clair de son temps sur les pistes et les rivières, accumule les kilomètres comme les conversations. Elle adore son boulot, même s’il lui arrive parfois de vouloir tout laisser tomber. Elle rêve de s’installer pour toujours dans cette île paradis, mais regrette régulièrement de ne pas être resté dans le verger familial de son Ardèche adorée. Lorsque l’on souligne les paradoxes de ses raisonnements et de ses sentiments, Sylvie sourit gentiment. D’une pirouette de langage, elle parle de Madagascar comme d’une « terre de contrastes » qui, au fil des ans, a profondément modifié son caractère.
Pour vider le stress qui souvent l’envahit de la tête aux pieds, Sylvie court à l’aube et se baigne de nuit dans la seule crique de Fort-Dauphin protégée des requins. Elle confesse volontiers avoir l’impression de nager en plein bonheur… dans une région pourtant en proie à la détresse. Ce n’est qu’un paradoxe de plus, qu’elle assume pleinement. Et lorsqu’on lui rappelle qu’il faudra partir un jour pour aller travailler ailleurs, elle craque devant la caméra.
RAPHAËLLE
DANS LA CITE DES POUSSE-POUSSE
Elle a grandi dans un petit hameau isolé de Haute-Savoie, partagée entre le désir d’apprendre à l’école et l’envie de couper du bois de chauffe, d’accompagner les troupeaux, de gambader dans les prés.
Adolescente, elle s’est affirmée en montant à cheval et en pratiquant le karaté. Etudiante, elle rêvait de s’évader en lisant Blaise. Adulte, elle a fait son sac, a quitté ses parents et s’est retrouvée seule à Madagascar. Aujourd’hui, entre rêve et cauchemar, elle s’est fabriqué un espace où elle se sent bien.
Du matin au soir, Raphaëlle parcourt la ville d’Antsirabé, donne un coup de main aux artisans, remonte le moral des tireurs de pousse-pousse, écoute les femmes seules, les vieux, les enfants livrés à eux-mêmes. On la traite gentiment de « bonne sœur au grand cœur », elle préfère se présenter comme une « grande sœur qui a trouvé les moyens de laisser s’exprimer ses élans du cœur ».
En fait, Raphaëlle joue les intermédiaires entre les « sans-voix, les sans-noms, les sans-toits » et les autorités, les banques, la municipalité, la police aussi parfois. Economiste de formation, elle défend les dossiers, obtient des prêts pour que les chômeurs puissent démarrer une activité, les conseille sur l’art et la manière de gérer une affaire.
Raphaëlle n’a jamais perdu ce côté Calamity Jane, forgé sur les tatamis de Grenoble et a conscience que c’est, en grande partie, ce qui lui a permis de s’imposer à dans la société rurale malgache.